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Anne Dreyfus ou l'art de la performance

Dernière mise à jour : 22 mars 2020

Danseuse et chorégraphe, Anne Dreyfus dirige “le Générateur” depuis 2006, un espace situé à Gentilly, dédié à l’art et la performance.




Comment définis-tu le Générateur ?


Le Générateur est un lieu de création et d’expérimentation, fait pour les artistes et dirigée par une artiste !


Comment as-tu trouvé le bâtiment pour accueillir le Générateur ?


Un hasard de la vie, si le hasard existe ! Avec mon compagnon Bernard Bousquet, artiste peintre et entrepreneur touche-à-tout, nous venions de construire nous-mêmes notre propre loft et nous sommes attirés par les bâtiments atypiques. Dans notre folie des grandeurs, nous sommes tombés sur cet ancien cinéma de Gentilly, devenu un local de stockage de quincaillerie. Il partait véritablement en ruine, quasiment à l’abandon.


Nous avons eu la chance d’arriver au moment où le propriétaire souhaitait s’en débarrasser. Tout notre entourage nous a vivement déconseillé ce choix, complètement irrationnel, voire mégalomaniaque. 600m2 à investir, à rénover, 800 tonnes de ferrailles à sortir. Bernard dit que c’est le poids d’un Boeing. La tâche était lourde.


Je vivais une sorte de transition dans ma carrière, après avoir créé des chorégraphies, de la danse classique à l’improvisation la plus minimale, pure, il me fallait un nouveau défi. De son côté, mon compagnon a un goût pour l’art contemporain. Nous voulions créer un lieu unique et modelable, où il serait possible de présenter parfois des sculptures monumentales.


En commençant les travaux, nous avons mis la barre plus haut que prévu et décidé d’en faire un véritable centre d’art. Par ailleurs, transformer le Générateur en un espace capable d’accueillir du public a été un véritable challenge, réalisable grâce à la ville de Gentilly. Nous avons ainsi pu obtenir le label de Centre de danse. Un nouveau métier commençait.


Quel projet avais-tu pour lancer le Générateur ?


Pour donner une échéance à la fin des travaux, je voulais ouvrir le lieu pour la Nuit Blanche, un événement relativement neuf, à l’époque.


Au même moment, j’ai découvert le travail d’Anna Halprin, la pionnière de la post-modern dance américaine. Une exposition sur son œuvre avait lieu à Beaubourg pendant le Festival d’Automne. Une amie interprétait une de ses performances avant-gardistes, “Parades and Changes” (1965) censurée pendant vingt-cinq ans aux États-Unis. Nous avons passé un accord avec cette grande dame et décidé de restituer la partition, “Parades and Changes”, avec huit interprètes pour l’ouverture du Générateur. Il y a eu énormément de monde. Gentilly était la première ville périphérique de Paris à participer à la Nuit Blanche. Le succès était inattendu, nous avons démarré très fort !



 

"La performance artistique est liée à

des questions d’ordre politique, sociale et esthétique."

 


Comment as-tu vécu l’ouverture de ce lieu ?


Pendant la performance, nous étions très émus, avec des instants magiques, de lâcher-prise de la part des danseurs professionnels et d’amateurs qui ont participé ; une transformation progressive avec un véritable abandon de soi pour “s’offrir” au public.


Nous avons retranscrit la méthode d’Anna Halprin, sa pédagogie et sa manière d’aborder le corps, à partir des actions écrites de la pièce : huit personnes, hommes et femmes confondus, se déshabillent, tel un rituel, puis se rhabillent lentement, plusieurs fois de suite.


Le don de soi n’est pas théâtral, il part d’une démarche de lâcher-prise et d’une volonté d’être présent, de se mettre à nu, de rendre visible son intériorité. Le lieu permet ce type d’expérimentation. Ici, il n’y a ni scène, ni gradins, ni sièges. Tout se crée de façon empirique, à partir d’une intuition. Mon expérience de chorégraphe m’a amené au fur et à mesure à comprendre que les moments les plus intéressants, émouvants, intenses dans ce don de soi vers les autres se passaient toujours en répétitions, en studio.


Sur scène, nous travaillons comme des fous pour que tout soit parfait. Toutefois, même si l'interprétation change d’une fois sur l’autre, un troisième mur nous sépare du public. Il assiste à quelque chose de maîtrisée. Guidés par une écriture préexistante qu’il faut interpréter, suivre, nous ne sommes pas réellement dans l’instant.


La performance est d’abord le corps de l’artiste, sans scénographie, sans décors, sans plâtre, sans accessoires. Sans artifices, en somme. C’est un geste, une action. La performance est aussi liée à des questions d’ordre politique, sociale et esthétique. La danse me passionne mais contrairement à la performance, il n’y a pas de discours posé autre que poétique.


Depuis 10 ans, la performance est donc au cœur du Générateur. Quelle était ta carrière en tant que danseuse, chorégraphe auparavant ?


La danse était ma vocation. Lorsque j’ai pris mon premier cours de danse, je n’avais aucun doute. Mon parcours fut très classique et bien que j’adore cette technique, à un certain niveau, je ne me sentais plus en phase. Après quelques expériences dans les ballets classiques, je me suis mise à la danse contemporaine en rejoignant une compagnie de danse américaine avec laquelle j’ai fait le tour du monde.


De retour en France, j’ai eu envie de créer ma propre compagnie. J’ai créé ainsi une trentaine de chorégraphies, au rythme d’une ou deux par an… Avec le soutien d’un théâtre, les projets se succédaient facilement.


Toutefois, dans le secteur de l’art vivant, il y a peu de place pour la danse. Même si la situation s’est nettement améliorée, les débouchés sont minces en termes de diffusion. L’âge arrivant, accompagné d’une maturité plus grande, je ne voulais plus avoir à justifier le sens de mon travail, de devoir toquer aux portes et être dans une relation infantilisante pour obtenir des subventions. Je préférais travailler sur de l’improvisation avec un musicien, Jean-François Pauvros en l'occurrence, un guitariste électrique car le challenge était immédiat, sur l’instant. L’improvisation est très difficile en danse, il faut chercher l’origine du mouvement et ne plus fonctionner par cérébralité, de façon intellectuelle pour laisser le corps dicter ce qu’il veut exprimer à ce moment précis.


En parallèle, l’enseignement a toujours fait partie de ma vie. Pendant cinq ans, le Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris m’a permis de tester mon écriture, d’aborder le mouvement avec des élèves professionnels, tel un laboratoire d’essai. L’établissement est fantastique mais ne me correspondait pas. Un conservatoire, ça conserve. Et je ruais toujours dans les brancards pour faire des choses plus transversales L’idée d’y enseigner jusqu’à l’âge de ma retraite me paraissait inconcevable et une nouvelle aventure est née à la fin cette époque, le Générateur.



 

"En dix ans, une communauté, artistes et amis confondus, s’est créée et me soutient."

 


Comment ont évolué la construction et le fonctionnement du Générateur, avec les événements toujours plus nombreux ?


En ce qui concerne les subventions, l’apport institutionnel, j’avais une certaine expérience. Nous avions mis toutes nos billes dans le bâtiment donc il fallait trouver l’essence pour faire marcher le moteur. Evidemment je me suis tournée vers la ville de Gentilly qui nous a donné une aide, puis la région Île-de-France. D’abord, nous avons eu une aide à l’équipement, puis une aide à la première exposition-résidence et avons évolué de subvention en subvention. Au moment de la première édition, nous avons créé avec Laure Gabier le festival “Frasq”, une rencontre de performances en octobre 2009.


Pour projeter Le Générateur dans l’avenir, renouveler les expériences artistiques, je suis toujours à l’avant du bateau, je rencontre de nouveaux talents. En dix ans, une communauté, artistes et amis confondus, s’est créée et me soutient.




Cette communauté d’artistes inspire le lieu.


Des amitiés se sont tissées au fur et à mesure des années et ont construit un socle de confiance. Elles permettent d’imaginer des choses un peu folles, de monter des productions ensemble rapidement. Avec toutes ses qualités, le Générateur a aussi ses limites. Ces derniers temps, des questions de survie se posent pour ces artistes. Ce n’est pas nouveau mais cela s’est véritablement durci ; un problème de reconnaissance existe même pour des artistes dits mainstream. Dans la culture, le système de fonctionnement est très complexe, avec une économie générale descendante et des marges de manœuvres qui se réduisent. À mon échelle, je ne peux pas répondre. Nous donnons du temps, de l'énergie, un espace pour travailler, un petit peu d’argent pour la production et essayons d’en trouver davantage en étant producteur délégué. Pour certains projets, nous arrivons à obtenir un budget normal mais il est sûr que nous ne sommes pas au niveau des théâtres de scène nationale par exemple. Le budget est déséquilibré par rapport au volume et l’envergure qu’a pris le lieu. Constamment tiraillés, nous gardons malgré tout cette énergie et cet engagement.


 

"Quand les gens viennent ici, qu’il s’agisse d'artistes ou du public, une connexion immédiate ou un goût pour l’humain et l’échange doit se manifester.

Sinon nous n’avons rien à faire ensemble."

 


Les dix ans du Générateur, l’heure du bilan ?


De manière générale, je m’intéresse plus à ce qui se passera demain que ce qui s’est passé hier. Mais la date d’anniversaire m’a obligé à regarder en arrière, le chemin parcouru jusqu’à présent, pour mettre en avant mon équipe.


Pour les dix ans, nous avons clôturé avec le 4e Bal Rêvé d’Alberto Sorbelli qu’il a intitulé Le Bal Rêvé du Bal rêvé du Bal rêvé du Bal rêvé, un événement qui regroupait tout l’aéropage ! Alberto est un prince, un artiste magnifique de la performance. Il créé l’événement en attirant les personnes qu’il rencontre dans son Bal rêvé : une performance collective.


Quand les gens viennent ici, qu’il s’agisse des artistes ou du public, une connexion immédiate ou un goût pour l’humain et l’échange doit se manifester. Sinon nous n’avons rien à faire ensemble.


Cette édition a commencé avec un cours de yoga, animé par Eléonore Didier. Des activités diverses ont suivi ; une table de poker avec des joueurs professionnels et amateurs, un espace de massage, une voyante qui lisait les lignes de la main et tirait les cartes ainsi que 2 DJs qui mixaient en même temps sous forme de “battle”, d’un côté et de l'autre de la salle. L’événement s’est achevé par un banquet très théâtral de quatre-vingts personnes.


Des associations de Gentilly sont intervenues ; un club d’escrime, des capoeiristes, des taekwondoïstes, des danseuses orientales. Une sorte de foutoir semi-organisé !


L’art n’a de sens que s’il est véritablement dans la vie, selon la conception d’Alberto Sorbelli. Et souvent, la vie reste en dehors de l’art. Il y a un entre-soi, entre professionnels, entre gens avertis. Le but était donc de faire venir des gens qui n’ont pas l’habitude de participer à une création dans ce contexte, une proposition d’artiste et de croiser différents publics.


Le public doit prendre ses marques tout seul et trouver sa place. Nous ne sommes pas dans une relation frontale d’un spectacle, placés sagement dans un fauteuil, à attendre, regarder, puis partir. Non. Ici, il faut bouger et participer. Que l’on aime ou que l’on déteste, il y a néanmoins un échange intergénérationnel - pour reprendre une expression à la mode - et je trouve cela formidable.




Tu n’aimes vraiment pas le théâtre !


J’adore le théâtre et le ballet classiques pour leur niveau d’excellence. Mais le théâtre se dirige de plus en plus vers la performance, ils comprennent que nous ne sommes plus au XIXe siècle. Les rideaux, c’est fini. (Rires) Avec la technologie qui nous entoure, nous avons de multiples et constantes sources d’informations. Nous ne nous contentons plus d’un discours unique avec une vérité imposée. Personnellement, j’ai horreur que l’on me dicte ce que je dois penser à ce moment-là.


Comment vis-tu le fait d’être à la fois une artiste et la gestionnaire de cet espace, notamment du point de vue administratif ? As-tu encore aujourd’hui une volonté de créer ?


Créer une chorégraphie est lié à la vie, aux années qui défilent. Auparavant, danser était absolument vital. Si je ne le faisais pas durant plusieurs heures quotidiennement, je ne me sentais pas bien. À ma grande surprise, le plaisir et le besoin d’être sur un plateau, de danser pour les autres se sont estompés. Le Générateur reflète mon goût pour le mouvement, le fait d’aller de l’avant et ma conception de la danse s’incarne désormais ici. Lors des soirées comme celles du Bal rêvé, il existe une joie du partage. C’est une question d’énergie, de force qui sans doute, me manquera à un moment car elle est colossale ! Cette idée du mouvement, d’être en déséquilibre, me plaisait dans la danse contemporaine. S’il n’y a pas cette perspective d’aller vers l’inconnu, de défricher quelque chose de nouveau, cela n’a plus de sens.



 

"De plus en plus, je prends conscience d’un projet politique sous-jacent."

 


Tu es artiste, directrice du lieu mais aussi mécène ?


Effectivement, le Générateur est un lieu privé, plus exactement une “initiative de la société civile”. Nous sommes engagés en tant qu’artistes mais aussi et surtout en tant que mécènes, philanthropes. Nous ne dissocions pas l’art de notre vie, c’est un choix financier. Aujourd'hui, je suis toujours bénévole dans une association. Ma compagnie de danse gère toute la structure des activités. Par ce biais, nous sommes aussi subventionnés par les fonds publics. Grâce à cela et en offrant nous-mêmes ce cadre, nous assurons une mission de service public, avec des actions culturelles.


Quel engagement !


La radicalisation générale et populiste m’effraie. Les gens se replient sur eux-mêmes. Pour lutter contre cette tendance à mon niveau, j’aimerais ouvrir le Générateur aux Gentilléens le dimanche ; sous la forme d’une foire, un troc de services ou bien un bal. Trouver une façon de créer du lien. De plus en plus, je prends conscience d’un projet politique sous-jacent.


Quel est ton point de vue sur la place de la femme dans le milieu de la performance ?


Je ne suis pas une historienne suffisamment aguerrie, je peux juste parler de mon expérience au Générateur. Depuis l’ouverture, les femmes sont majoritaires en tant qu’auteures des performances : Anna Halprin, Marina Abramovic, Tsuneko Taniuchi, Catherine Froment, Enna Chaton etc. J’enfonce des portes ouvertes en disant que la femme n’a pas le même rapport au corps que l’homme, une manière différente de l’aborder, mais la capacité de mettre au monde y est sans doute liée ; une relation maternelle ou quelque chose parfois plus sensuelle, organique.


Dans l’histoire de l’art, la performance est apparue vers les années cinquante, soixante : une façon de s’émanciper d’une chape majoritairement masculine dans le monde de l’art, d’avoir un discours féminin avec Niki de Saint Phalle, Cindy Sherman, par exemple. Elles mettaient en jeu leurs corps dans une action qui pouvait être très violente et correspondait à tout ce mouvement féministe, à la revendication des droits des femmes. Des actions très dérangeantes pour provoquer le regard, celui du monde de l’art.


Je ne cherche pas particulièrement des femmes mais la plupart des artistes dans le festival Frasq le sont car elles ont des projets intéressants. Rebecca Chaillon vient du théâtre, cette artiste joue de son physique pour présenter des points de vues très forts. À travers son rapport à la nourriture, elle nous interroge sur la notion de beauté, les diktats de la publicité, de la mode et l’utilisation à outrance de Photoshop ; de vraies questions soulevées qui aiguisent un regard plus critique sur notre façon de vivre, nos choix, notre comportement avec les autres.


Qu’espères-tu pour l’avenir du Générateur ?


Je n’espère rien. Cela évolue au gré des rencontres, de ma santé, de ceux qui nous soutiendront. Les étapes sont plus intéressantes que l’objectif, il faut donc être à l’écoute de chaque proposition et parfois modifier son chemin. 



Propos recueillis avec Sejla Dukatar


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